Un refuge avait, il y a quelques temps, ouvert ses portes, sur le domaine de Hucklberry Breeding. Celui-ci, comme tous refuge, avait la mission de recueillir et de remettre sur pieds les chevaux abandonnés, maltraités, par ceux qui se disaient anciennement « leurs maîtres ». Je n'aimais pas ce terme-ci. A vrai dire, je l'ai toujours détesté. A mon humble avis, chacun est le seul et unique maître de lui-même ; personne ne peut se prétendre maître d'un autre, quel qu'il soit, à l'égard de n'importe qui ou quoi. C'était là un terme inventé par l'homme pour se donner plus d'importance encore qu'il n'en aurait jamais ; pour se donner l'impression de pouvoir mettre le monde lui-même à ses pieds. Bref, voilà donc un terme stupide et peu modeste, que l'on employait aujourd'hui à toutes les sauces possibles et imaginables. C'était là pour moi chose écœurante.
Quoi qu'il en soit, ce fameux refuge avait ouvert ses portes. Ainsi qu'une association, d'ailleurs. Honeysuckle Haven, tel était le nom de cette association. Indirectement, elle était la « concurrente » de deux autres associations : l'une consacrée à la compétition, Amethyst Field, et l'autre à l'élevage – Emerald Breeding. Quant à Honeysuckle Haven, elle avait pour but de réhabiliter et d'aider un maximum de ces chevaux dans le besoin. Les inscriptions étaient libres, mais les places limitées. Je trouvais ce concept particulièrement bon, et j'admets sans mal qu'il m'attira très, très vite ; et puis, sur un coup de tête, j'y déposai ma candidature, m'y inscrit. Après tout, n'était-ce pas là la chose la plus belle et la plus importante que de fournir de l'aide à ceux qui sont, comme eux, dans le besoin ? Au fond de moi, je savais que je me devais d'offrir une deuxième chance à ces chevaux avec qui la vie n'avait pas été tendre. En pensant à eux, lorsque leur tristes mines me vint en tête, j'eus un atroce pincement au cœur ; peut-être même les larmes me montèrent aux yeux. Je suis trop émotive...

J'étais arrivée dans ce grand bâtiment gris au toit orange. L'odeur du foin avait envahit les lieux. Lorsque je tournais la tête, ici ou bien là, je voyais des allées entières de box, tous habités par un cheval. J'étais abasourdie ; je ne pouvais me résoudre à croire que tant de chevaux aient pu être cruellement abandonnés, laissés de la sorte, livrés à eux même. Et dire qu'il n'y avait là qu'une infime partie de tous ces équidés négligés, ne serait-ce qu'à travers le pays... Je crois que c'est à ce moment là, que j'eus la nausée. Le dégoût, la haine m'envahirent. Mais je pris sur moi. La vie était injuste ; c'était triste, mais ainsi. Pester n'aurait servit à rien : maintenant, il fallait agir. Je parcourus les allées, saluant le peu d'équidés qui osaient venir me saluer, passant leur jolie tête par dessus la porte de leur box. Arrivais-je finalement devant un box au bout, tout au bout de l'allée. Je crus tout d'abord qu'il était vide ; puis j'observai mieux. Il n'était pas vide : une jument grise y était installée et mangeait, sans entrain, un peu du foin qu'il restait dans sa balle. A peine eus-je posé les yeux sur elle que mon cœur se serra. La pitié me prit à la gorge ; cette jument était triste, c'est le moins que l'on puisse dire. L'encolure basse, les oreilles rabattues tristement en arrière, elle avait cette expression vide qu'ont les clowns dramatiques que l'on voit dans les cirques. Dans ses yeux mi-clos ne brillait plus la moindre étincelle de vie ; ses grandes billes noires étaient éteintes, pareilles à un ciel nocturne dans lequel ne perleraient pas d'étoiles...
D'un revers de manche je chassais la poussière qui s'était collée à sa plaque. Sur celle-ci était gravée son nom : Ensnared Serene. Je murmurai plusieurs fois ce nom, tâchant de lui donner la meilleure des prononciation. A un moment dus-je le dire, sans m'en rendre vraiment compte, un peu trop fort : la jolie jument grise releva un peu la tête, dressa lentement ses petites oreilles dans ma direction, et me regarda, avec une lueur d'espoir dans les yeux. Ou peut-être était-ce mon propre espoir qui m'aveugla ; je ne saurai le dire. Toujours est-il que ce fut la toute première fois qu'elle m'accorda un tant soit peu d'attention. Mon cœur se mit à battre plus fort. Il me semblait même qu'il résonnait à travers le bâtiment, ricochant sur chacun de ses murs en un écho sinistre. Je tendis doucement la main dans sa direction, prononçant de temps à autre son nom, qui avait fini par sonner si joliment à mes oreilles. Elle était gentille, cela se voyait. Curieuse, aussi. Mais terriblement méfiante. A l'évidence, la vie n'avait pas épargnée cette merveille, et il semblât qu'elle se torture pour ne pas accepter de m'approcher. Aussi me toisa-t-elle de haut en bas, avec un air tendrement suspicieux, avant d'entamer une terrible gymnastique dans le but de toucher le bout de mes doigts avec son nez sans pour autant avoir à bouger ne serait-ce que d'un pouce. Ce qu'elle dût pourtant se contraindre à faire, n'ayant pas une encolure assez longue pour pouvoir m'atteindre. C'est donc ainsi que se déroula notre tout premier contact. Tout au bout de mes doigts, je sentais là sa respiration chaude ; je sentais le bout de son nez, doux comme du velours. Je ne tardais pas à entrer dans son box, un peu de grain à la main, lorsque je sentis qu'elle était encline à me laisser pénétrer « chez elle ». Cela dit, elle ne me fit aucune marque d'affection, ne rêvons pas ; elle se contentait de me regarder du coin de l'œil, semblant timide au point de ne pouvoir me fixer franchement. Elle semblait calme ; toutefois, je sentais bien qu'elle restait sur ses gardes, prête à faire face à n'importe quel moment.

Pendant un moment nous étions restée ainsi, dans le box, immobiles. J'avais tendu mes deux mains devant moi, lui offrant le peu de grain que j'avais réussi à prendre. Elle mit un moment avant de daigner prendre l'aliment, l'inspectant sous toutes les coutures, le reniflant ici et là. Puis elle se décida, et du bout des lèvres, elle prit un peu de ce grain doré que je lui tendais. Elle l'apprécia, même si elle n'en montra pas grand chose, et bientôt elle m'eût débarrassée de mon présent. Je m'efforçais de toujours lui parler, lui disant à quelle point elle était jolie, grande, et semblait gentille. Je lui parlais et bougeais toujours lentement, avec un calme déconcertant, un sourire sans cesse collé aux lèvres, pour lui paraître ainsi plus avenante et pour que notre premier contact se passât bien. Au bout d'un moment, je tentais de lui mettre un licol, celui-ci étant resté accroché à la porte de son box ; elle se laissa faire, n'opposant pas la moindre résistance, toujours très coopérative. Nous sortîmes donc des écuries, passant devant plusieurs allées de chevaux tous plus fatigués les uns que les autres, qui somnolaient dos à la porte. Ensnared Serene marchait bien en main : elle ne tirait pas, ne faisait pas d'écart brusque, ne cherchait pas à me dépasser... Elle gardait ses distances, n'osant s'approcher trop de ma personne, mais restait toujours sage et sereine. Elle se laissa ainsi conduire jusqu'aux paddocks, non loin de là, avec cette docilité qui la caractérise tant. Aussitôt vit-elle les prés verdoyants, que j'apperçus ses oreilles se dresser et la lumière dans ses yeux se raviver ; de toute évidence, c'était là son seul bonheur que venir se détendre un peu en extérieur.
Je l'avais lâchée dans l'un de ces parcs déjà colorés par le printemps. Elle s'était éloignée au petit trot, tandis que je sortais et refermait la barrière derrière moi. Je m'accoudai à la clôture de bois, et l'observais avec envie. Cette jument, bien que l'on ai probablement tenté de la briser, avait conservé cette élégance et cette grâce qu'ont les pur-sang. Haut perchée sur ses longs membres secs, elle se tenait droite, la tête enfin haute, et m'observait fixement. Ainsi éloignée, elle n'avait plus peur de m'observer franchement ; j'en souris.

Des heures durant, j'observais cette noble bête s'ébattre dans l'espace, tantôt galopant, tantôt s'arrêtant pour paître tranquillement et se régaler de verdure. Je ne me lassais pas de ce spectacle ; je ne me lassais pas de voir la joie luire dans ses deux grands yeux ébènes. Il semblait là que les étoiles avaient réapparu dans ce grand rideau d'encre ; je sentis monter en moi une vague de fierté, comme si cela était grâce à moi. Puis, comme le temps se couvrait, vint l'heure de rentrer aux écuries. C'est à contre-cœur que j'ouvris la barrière, la longe à la main, et pénétrais dans ce paddock. Elle avait l'air si heureuse ! Je ne pouvais croire qu'il me fallait mettre un terme à un si joli moment. Malgré tout, il le fallait, c'était ainsi ; je m'y contraint donc, et vint me placer au milieu du parc, appelant la belle avec douceur. Celle-ci s'approcha lentement, gardant malgré tout des distances plus que respectables. Elle semblait craindre quelque chose, comme si j'avais été capable de lui tendre un piège ; comme si j'avais pu lui fondre dessus tel un fauve sur sa proie. Mais il n'en fût rien, évidemment. Lorsqu'elle avança timidement son nez, je me contentais de lui en caresser le bout de mes doigts. Après quoi je lui accrocha la longe, et nous rentrâmes aux écuries. Je mentirais si je disais que je n'avais pas éprouvé le moindre remord à l'idée que nous devions retourner dans ce bâtiment triste ; il semblait même que cela m'ai plus affligé encore qu'elle-même.
Dans le box, Ensnared Serene se détendit un peu. Aussi se laissa-t-elle docilement pansé, tandis que moi, je m'appliquais à ne faire que des gestes doux pour ne jamais la brusquer. Malgré tout elle ne ferma pas les yeux, ne se détendant qu'à moitié, m'observant toujours du coin de son œil. Je ne pouvais néanmoins m'empêcher de considérer ce comportement comme une petite victoire de ma part ; au moins se laissait-elle panser. Elle ne me considérait donc pas comme une véritable prédatrice, et il était possible qu'elle finisse par me faire confiance. Lorsque j'eus terminé, que la jolie jument avait une belle robe grise soyeuse, je rangea mes « outils » et partit chercher quelques friandises, qu'elle méritait amplement. Bientôt viendrait pour moi le temps de partir ; je voulais profiter encore de quelques moment avec cette jument, avant cela. Aussi, avant mon départ, m'autorisai-je à lui donner quelques caresses. Lorsqu'elle les accepta, sans broncher le moins du monde, je ne pus m'empêcher de sourire à nouveau...
Je partis le cœur léger, fière d'avoir pu offrir quelques heures de bonheur à cette jolie pur-sang. Je savais qu'il était possible de toucher de l'argent, après s'être occupée des chevaux du refuge ; mais voir Ensnared Serene un tant soit peu heureuse, voir dans ces yeux briller cette petite flamme de joie, c'était là, pour moi, la plus belle de toutes les récompenses.